CHAPITRE VII

HERNACULUM

En tant que femme, j’ai toujours ressenti comme une injustice la coutume qui réserve aux seuls hommes la fonction de griot. Suffit-il donc d’être pourvu à la naissance d’un pénis et de testicules pour avoir le privilège de visiter le vaste univers ? Au nom de quel principe stupide et oublié les femmes sont-elles tenues à l’écart de la Chaldria ?

Eh bien, aussi désolant que cela puisse paraître, les études récentes tendraient à prouver que la raison en est biologique. Il semble (j’éprouve et j’éprouverai toujours une certaine réticence à élever cette hypothèse au rang de certitude) que la physiologie féminine ne puisse pas résister aux fantastiques accélérations des flux cosmiques. La faute en incombe(rait) au système endocrinien, celui des hommes se révélant apte aux transports célestes, celui des femmes refusant de se plier aux exigences de la Chaldria. Mon cher ami Elser Amink, éminent spécialiste des glandes endocrines, affirme qu’il faut voir dans cette inégalité une forme de protection biologique de la fonction maternelle et, par extension, de la pérennité de l’espèce humaine. Les Hommes sont par essence des semeurs, prétend-il, et les femmes les terres qui reçoivent leur semence. Quel serait le destin d’une espèce dont les semeurs seraient incapables de féconder leurs terres ?

Vous seriez donc, mes sœurs, les champs immuables condamnés à être labourés par les socs volages des chers laboureurs ! Force m’est de reconnaître qu’en tant que terre je ressens moi-même un plaisir immense à être cultivée, retournée, irriguée. Cependant, l’explication d’Elser – un excellent ami mais un bien piètre laboureur – n’est pas de nature à me convaincre entièrement (je vous avais prévenues). Il se hâte de plaquer un vernis biologique, scientifique donc, sur un matériau que je devine surtout culturel. Qui relève de l’inconscient, collectif et individuel. Que nous pourrions aussi bien dénommer mythique, religieux ou psychologique.

Mon intuition – ma « science » personnelle –me souffle que de la fonction naît l’organe. Je veux dire par là que, si notre société admettait l’idée de la femme griot – la griotte ? – notre fichu système endocrinien, à mes sœurs et à moi-même, accepterait sans doute la mutation réclamée par la Chaldria. Tout simplement parce que, une fois le principe passé dans l’inconscient collectif, notre physiologie entamerait son travail d’adaptation. Combien d’exemples avons-nous sous les yeux d’êtres vivants ayant évolué en fonction de leur environnement ? Les cous des zerfes ne se sont-ils pas allongés pour accompagner la croissance des cyclents, les arbres millénaires dont les feuilles tendres constituent la nourriture favorite des mammifères de nos plaines ? La carapace des tapiques ne s’est-elle pas épaissie pour résister aux terribles averses de grêle du pays de Phau ? Et notre peau, à nous humains de Siltaïr, ne s’est-elle pas foncée et épaissie pour tolérer les rayons brûlants de Rhû, l’étoile de notre système ?

Elane Tascle,

Philosophe et poétesse du siècle de Daphien II,

Siltaïr (« petite terre » en dialecte siltong)

HERNACULUM... »Marmat Tchalé désignait les taches blanches disséminées sur les parois abruptes de la faille. Car, davantage que d’une vallée, il fallait bien parler d’une faille, d’une blessure beaucoup plus étroite, profonde et ténébreuse que les gorges environnantes. Le sentier y plongeait en lacets serrés, s’éclipsait par intermittence dans les rochers, réapparaissait au milieu de la pente quasi verticale, se jetait en contrebas dans une obscurité impénétrable qui, d’en haut, paraissait presque liquide.

De vagues réminiscences effleurèrent l’esprit de Seke. Les bâtiments d’Hernaculum s’étageaient sur plusieurs niveaux qu’à vue il évalua à six ou sept.

« Bah, on n’en voit d’ici qu’une toute petite partie », marmonna Yorgâl comme s’il avait épousé le cours de ses pensées.

Le disciple de Zaul Samari arborait cet air à la fois buté et blasé censé traduire son autorité sur les deux autres apprentis. Il avait parcouru à plusieurs reprises le trajet entre le massif de l’Ormaki et la capitale du continent Nube, et il sautait sur toutes les occasions d’étaler sa prétendue supériorité sans tenir compte des remarques ni des coups d’œil réprobateurs de son maître.

« Hernaculum compte plus de cinquante niveaux, poursuivit-il en passant les doigts dans sa tignasse épaisse et rêche. Je connais tous les quartiers intéressants. Je vous y emmènerai. »

 

Seke et Jaïfe n’eurent pas besoin de se consulter du regard pour savoir qu’ils se débrouilleraient pour lui fausser compagnie à la première occasion. Ils en avaient assez de ses outrances verbales, de ses manières brutales, de cette détestable manie qu’il avait de leur souffler son haleine à la face tout en leur administrant de grandes claques dans le dos. Ils ne tenaient pas à partager leurs impressions avec un pisse-vinaigre tel que Yorgäl. Il les avait provoqués, raillés, bousculés jusqu’au crépuscule, roulant ses gros muscles dès qu’ils manifestaient des signes d’agacement, présumant sans doute que ses bras et ses cuisses larges comme des troncs d’arbre suffisaient à proscrire toute velléité de rébellion. Seke, qui n’aurait eu besoin que d’une fraction de seconde pour le frapper ou le mordre à l’un de ses points faibles – la gorge, le plexus, le bas-ventre –, avait contenu tant bien que mal ses bouffées de rage. De crainte, d’abord, que son maître Marmat ne le renvoie dans la masure du Xubët ; pour écarter, ensuite, tout risque de représailles sur Jaïfe, de plus faible constitution.

Le couvercle nébuleux s’était empourpré. Seke se souvint vaguement que, cinq ans plus tôt, il avait assisté au coucher d’Ur sous la mer des nuages, il avait marché sous ce voile couleur de braise d’où tombaient des colonnes obliques qui s’écrasaient en mares sanglantes sur les pentes. Le silence épais buvait les bruits et accentuait la sensation d’oppression engendrée par la chaleur moite. Bien qu’ils eussent parcouru des pays grandioses, longé des précipices insondables, traversé de somptueux enchevêtrements de rocs et de buissons aux branches rampantes, Seke se sentait, sous ce plafond bas, coupé du reste de l’univers, de l’espace infini, des grands cycles du temps. Il préférait de loin le ciel au-dessus des cimes, flamboyant, majestueux, vêtu d’une infinité de nuances.

« Nous devrions nous remettre en chemin, ou la nuit sera tombée avant que nous ayons atteint Hernaculum, dit Samari.

— Ouais, et les déchus viendront te ronger le peu de cervelle qui te reste ! » s’esclaffa Yorgäl en frappant violemment Jaïfe entre les omoplates.

Projeté vers l’avant, le disciple d’Eyland Volgen se retint au bras de Seke. Il prit le temps de rajuster sa calotte avant de se redresser, les yeux embués de larmes, les poings serrés colère.

« Yorgäl, cesse une fois pour toutes avec cette ridicule histoire de déchus ! gronda Zaul Samari.

— Tout le monde en parle à Hernaculum...

— Tout le monde ? Tu ne devrais pas écouter les bonimenteurs des bas-fonds ! La Chaldria t’a choisi pour être un griot céleste, pas un colporteur de ragots !

— Alors dites-moi ce que deviennent les crétins qui ne réussissent pas l’épreuve du nœud chaldrien... »

Zaul consulta ses confrères du regard. La fatigue creusait ses rides, voûtait ses épaules, rendait sa démarche chancelante. Pendant le trajet, Seke avait cru à plusieurs reprises qu’il allait s’effondrer sur le sentier.

« Ce n’est pas à moi ni à aucun d’entre nous de donner de réponse à ce genre de question, finit par lâcher le vieil homme d’une voix sourde. Nul ne sait pourquoi la Chaldria rejette certains de ceux qu’elle a au préalable choisis. Et nul ne sait ce qu’il advient d’eux. »

Un rictus plissa le nez de Yorgäl, lui remonta les pommettes et aiguisa son air provocant.

« Mettez-moi donc à l’épreuve, maître. Si j’échoue, je reviendrai vous dire ce qu’il en est. »

Zaul haussa les épaules, tira d’un coup sec sur un pan de sa toge et, s’appuyant sur son bâton, se lança dans le sentier saupoudré de rouille par la lumière tamisée d’Ur.

La nuit s’était posée en silence lorsqu’ils s’engagèrent dans les premiers faubourgs d’Hernaculum. La lumière des grandes minosoles serties dans les murs ou dressées sur les places révélait des pans de façade claire, des colonnes, des escaliers, les margelles de bassins, les voûtes arrondies de porches, les perspectives des ruelles qui serpentaient entre les constructions. Des envolées de passerelles reliaient les quartiers de la ville agrippés aux deux parois de la faille. Des contreforts de pierre soutenaient les bâtiments qui s’avançaient au-dessus du vide comme des marcheurs imprudents.

Une certaine harmonie se dégageait de cette profusion minérale. Seke captait un chant cohérent et immuable au-delà du désordre apparent, un appel envoûtant qui montait des profondeurs de la faille et évoquait le chœur du cycle infini de la Création tel qu’avait essayé de le lui transmettre Autre-mère. Le spectacle absorbait entièrement l’attention de Jaïfe qui marchait à ses côtés et dont les yeux se posaient comme des insectes éblouis sur les voussures des innombrables portes. S’ils n’avaient rencontré que des silhouettes isolées à l’entrée de la ville, ils évoluaient désormais au milieu d’une foule tumultueuse.

Pas la peine de chercher des femmes dans les rues, leur avaitsoufflé Yorgäl. Y en a pas ! »

Des... femmes ?

Marmat Tchalé avait quelquefois abordé le sujet des femmes, ou de la femme, au retour de ses voyages, mais il n’avait pas jugé bon de développer, et Seke avait cru deviner qu’il évoquait ces êtres humains qui, dans ses souvenirs de la Cour de Jezomine, avaient des visages ronds, de hautes touffes de poils, des voix aiguës et des poitrines enflées.

Yorgäl était revenu à la charge quelques instants plus tard avec un sourire égrillard.

« Moi, je sais où il y en a. Elles adorent les futurs griots. Leurs langues et leurs mains sont agiles. Elles accompliront tous vos désirs sans rien vous réclamer. »

Seke s’était demandé à quelles activités le disciple de Zaul faisait allusion, puis l’observation soutenue des rues d’Hernaculum avait accaparé son esprit et relégué ses interrogations au second plan. La plupart des hommes qui se pressaient autour d’eux étaient vêtus de tuniques longues et de toges en tout point semblables à celles des griots. Leurs tarbouches et leurs barbes fournies accentuaient la ressemblance et, s’il n’avait capté le vacarme sous-jacent de leurs rumeurs intimes, Seke se serait cru environné d’une multitude de répliques de son maître. Il évoluait tout à coup dans un univers de rumeurs dissonantes, blessantes. Ces hommes présumaient qu’il suffisait de passer les tenues traditionnelles des voyageurs célestes pour se revêtir de leur prestige, de leur grandeur, mais le simple mimétisme ne pouvait pas tromper les perceptions d’un petit d’homme élevé, par Autre-mère et ses compagnons.

Le petit groupe s’arrêta près d’une fontaine pour permettre à Azul Samari, exténué, de reprendre son souffle. Bien qu’à l’écart et moins fréquentée, la petite place résonnait des cris et des rires qui tombaient des balcons ou montaient des terrasses inférieures. La lumière d’une minosole sertie dans l’arche d’un pont léchait les dalles du sol recouvertes par endroits d’une mousse brune. Ils s’assirent sur la margelle du bassin et contemplèrent quelques instants les jets courbes vomis par les gueules des statues. Si les museaux et les queues allongés des créatures de pierre leur donnaient une vague ressemblance avec les enfants du Tout, leurs yeux, leurs ailes et leurs pattes repliées évoquaient plutôt les dragons migrateurs de la saison de l’ur-phah.

Eyland Volgen désigna d’un ample geste du bras les silhouettes qui traversaient la place comme des ombres.

« N’allez surtout pas croire que tous ces hommes sont des griots...

— Pourquoi sont-ils si nombreux ? demanda Jaïfe.

— Hernaculum a été fondée au-dessus d’un réseau de nœuds chaldriens. Comme ses habitants voient souvent des griots se promener dans leurs rues, ils croient qu’il suffit de se vêtir comme eux et d’inventer des histoires à dormir debout pour leur ressembler.

— Mais comment reconnaître les vrais des faux ? »

Avisant les yeux et la mine effarés de son condisciple, Seke mesura sa chance d’avoir passé son enfance chez les skadjes du Mitwan. Il avait pris du retard sur son apprentissage de la condition humaine, mais Autre-mère et les siens lui avaient offert un présent inestimable en lui enseignant l’écoute du son des formes. Ses perceptions, pourtant moins fines que celles de ses anciens compagnons, suffisaient à en faire un être humain différent, insensible aux apparences. Il comprenait également, dans la nuit bruissante d’Hernaculum, que cette différence le tiendrait à l’écart des autres jusqu’à la fin de son existence. Habitués depuis toujours à cultiver la dissimulation et les enjeux stratégiques qui en découlaient, les autres n’accepteraient pas d‘n’avait pas été un skadje à part entière, Seke ne serait jamais vraiment un homme.

« Facile ! T’as juste à leur soulever leur tunique : un faux, il a encore ses couilles !

Yorgäl ! s’étrangla Zaul.

Ben quoi ! La Chaldria, faut bien qu’elle se nourrisse, elle aussi. Chaldria comme châtrer, tout le monde sait ça ! »

Zaul leva les yeux au ciel et poussa un soupir excédé. Là-haut, les ténèbres avaient escamoté le plafond nuageux, et le pourtour des rares trouées, aussi incertaines que des songes, se parait d’un gris brillant déposé par la lumière des étoiles et d’Urxila, le premier des satellites de Log.

« Encore une fois, Yorgäl, tu prends pour une réalité ce qui n’est qu’une représentation symbolique.

— Ça ne vous serait pas difficile de me le prouver, maître !

— Plus facile, sans doute, que de te réclamer ta confïance, disciple ! Et puis on ne peut pas montrer une absence.

— Moi, je saurais faire la différence entre celui qui est encore un homme et celui qui n’a plus rien entre les...

— Je parlais du désir, non des organes. Parfois je me demande si tu n’es pas incurablement idiot ! »

Les yeux de Yorgäl s’injectèrent de rage lorsqu’il croisa les regards moqueurs de Jaïfe et Seke. Même s’il ne pouvait tenir ses condisciples pour responsables de cette petite humiliation ses traits crispés et ses gros poings serrés auguraient de représailles féroces.

« La seule différence entre un faux et un vrai griot, c’es la nature de son esprit, précisa Eyland Volgen. Le faux s’emplit d’orgueil là où le vrai recherche sans cesse l’humilité. Le faux se croit obligé de se gonfler d’importance pour combler son vide, le vrai s’efface devant la toute-puissance de la Chaldria. »

Un éclat de voix monta d’un niveau inférieur et couvrit la fin de sa phrase. Le silence retomba progressivement sur la place, bercé par le chuchotement des jets d’eau, les conversations lointaines et les frottements des chaussures des passants.

« Tous ces gens, d’où viennent-ils ? demanda Jaïfe. Il y avait une population avant l’arrivée des griots ? »

Ce fut Marmat Tchalé qui se chargea de répondre :

« Ils descendent des colons humains qui s’étaient installés sur Varani, l’ancien nom de Logon, avant les Grandes Guerres de la Dispersion. Ils ont fondé une vingtaine de villes sur le continent Anube, puis, quand les premiers voyageurs célestes se sont matérialisés sur les nœuds chaldriens, ils se sont peu à peu regroupés à Hernaculum.

— De quoi vivent-ils ?

— Des communautés agricoles ont continué d’exploiter les terres de l’Anube. Elles fournissent l’essentiel de leur subsistance aux habitants d’Hernaculum ainsi qu’aux populations des trois villes mineures du continent Nube.

— Elles gagnent quoi en échange ? »

Marmat puisa dans le creux de sa main un peu d’eau avec laquelle il s’aspergea le visage et le cou. Le blanc de ses yeux, de ses dents et de sa barbe tranchait sur le fond d’obscurité, de plus en plus dense à mesure que déclinait la lumière de la minosole.

« Des promesses.

— Quel genre de promesses ?

— La protection des visiteurs célestes, par exemple. Ou les bonnes grâces de la Chaldria.

— Voilà pourquoi on rencontre tant de faux griots à Hernaculum, ajouta Eyland Volgen. Ils exploitent la crédulité des paysans de l’Anube pour gagner leur vie sans se fatiguer. Le verbe factice est leur métier, leur gagne-pain. »

Une brise s’était levée, si légère qu’elle se contentait d’effleurer les visages sans jouer dans les cheveux ni les barbes. Comme l’indiquaient les plis de son front, l’explication de Marmat avait soulevé en Jaïfe d’autres interrogations, d’autres incertitudes.

« Ne peuvent-ils pas devenir les disciples de véritables griots ?

— Seule la Chaldria a le pouvoir de choisir ceux qui portent le Verbe dans l’univers.

La Chaldria ou les griots ? lança Yorgäl avec hargne. J’ai l’impression qu’on doit surtout plaire à son maître ! Si la Chaldria m’a choisi, et vous affirmez qu’elle m’a choisi, qu’est-ce qu’elle attend pour me sortir de là, pour m’expédier sur d’autres mondes ? »

Zaul se releva avec difficulté et vint planter l’extrémité de son bâton entre les pieds de son disciple.

« Ce n’est pas parce qu’elle t’a choisi que tu n’as pas ton propre chemin à parcourir, Yorgäl. Libre à toi de...

— Libre ? Elle ne m’a pas demandé mon avis pour m’enlever de ma famille et de ma planète ! »

Les traits rudes de Yorgäl n’exprimaient plus la colère mais une souffrance profonde, sincère, qui déformait sa voix, lui tordait les mains et lui embuait les yeux. Seke percevait maintenant sa musique intime, un chant bouleversant, la blessure toujours vive du déracinement. Cette constatation, si elle ne suffisait à faire jaillir un courant de sympathie pour le disciple de Zaul, diluait au moins le venin du ressentiment.

« Tout homme en cet univers rêve d’être choisi par la Chaldria. Il me semble me souvenir que tes parents, ta famille étaient heureux et fiers de te confier à moi.

— Mes parents, ma famille... »

De grosses larmes roulaient maintenant sur les joues de Yorgäl ombrées d’une barbe naissante.

« Ils sont morts depuis bien longtemps. Ils étaient déjà retournés à la poussière au moment même où je me réveillaisdans le fond de cette foutue faille !

— La Chaldria exige beaucoup, elle donne encore plus. »

Yorgäl sauta sur ses jambes avec une telle soudaineté que le vieux griot esquissa un pas de recul.

« Que vous a-t-elle donc donné, maître Zaul ? Je n’ai pas encore vu de joie dans vos yeux ! »

La bouche entrouverte, les lèvres tremblantes, Zaul Samari parut se tasser un peu plus sous la violence de l’attaque.

« Tu confonds le contenant et le contenu, finit-il par répondre d’une voix morne. Les manifestations de la joie et la joie elle-même. Il serait temps pour toi d’apprendre la con fiance, ou tu passeras le reste de ta vie sur Logon, avec les diseurs de bonne aventure et autres bonimenteurs. Allons-y. Nous avons déjà perdu trop de temps. »

Ils descendirent dans les quartiers des niveaux inférieurs par des escaliers tortueux. Les flammes de grandes vasques éclairaient les ruelles et les passerelles. Les passages se resserraient et présentaient parfois des pentes si raides qu’il leur fallait s’agripper aux rambardes grossières sculptées dans la roche. Sur les petites places noyées de pénombre, ils fendaient des grappes de badauds suspendus aux paroles de conteurs assis sur des chaises hautes ou debout sur des balcons.

Le langage semblait être l’activité principale d’Hernaculum. La nuit se peuplait de voix graves qui se répondaient en échos tonitruants, chuchotants, menaçants. Les bonimenteurs dont avait parlé Zaul Samari, des ersatz de griots qui s’inventaient des voyages extraordinaires et subjuguaient leur auditoire par la seule force de leur imagination.

« Ces ploucs, ils gobent n’importe quoi ! ricana Yorgâl.

— Pourquoi laisse-t-on faire ces faux griots ? demanda Jaïfe alors qu’ils parcouraient une venelle étroite et déserte.

— Les autorités d’Hernaculum jugent sans doute qu’ils sont nécessaires à l’équilibre général, répondit Eyland Volgen.

— Les autorités ?

— Le conseil nubial. Élu tous les dix ans par les habitants d’Hernaculum et des trois autres villes du continent. »

 

Les flammes dansantes des vasques tiraient de l’obscurité des visages figés et levés vers les silhouettes des conteurs. Vêtements de toile, teints hâlés, cous épais, bras puissants, la majorité des auditeurs venaient des communautés agricoles de l’Anube. Seke captait des bribes de phrases, des fragments terrifiants ou burlesques, les promesses de jours meilleurs ou de vengeances terribles. Sans la présence de son maître, il se serait arrêté pour écouter les récits des bonimenteurs. Quelque chose l’attirait au-delà de leurs gesticulations, de leurs outrances, une envie de se laisser bercer par leur rythme, par leur faconde, comme si des vérités profondes se cachaient derrière les arabesques des mensonges, comme si leurs fables révélaient la condition humaine mieux qu’aucun enseignement, qu’aucune explication. Il y avait dans leur inventivité, dans leur jubilation, une forme de générosité qui rappelait à Seke la vigueur du chant de Marmat Tchalé dans le théâtre de Jezomine.

Ils s’engagèrent dans une succession de passerelles qui, de loin, semblaient jetées sur le vide. Seke s’aperçut alors que des reliefs plus ou moins élevés émergeaient comme des îles des ténèbres de la faille. Exactement comme les pics des massifs montagneux au-dessus de la mer des nuages. Ils servaient de points d’appui aux piles des passerelles et de bases aux constructions dont les toitures, les terrasses et les escaliers s’enchevêtraient de manière si étroite qu’il était impossible, à l’œil nu, de savoir où commençait l’un et où s’arrêtait l’autre. Les flammes peinaient à repousser une obscurité de plus en plus dense, Seke regretta de ne pas pouvoir découvrir l’extraordinaire complexité de la ville à la lumière du jour. On entendait encore les voix des conteurs, dispersées, feutrées, isolées et affaiblies par le silence des bas-fonds. Les auditoires se faisaient plus clairsemés plus miséreux également, les cheveux étaient emmêlés, les vêtements en lambeaux, les membres squelettiques. Il régnait ici une atmosphère menaçante ; le chant des profondeurs prenait une résonance lugubre, presque désespérante.

Les coups d’œil furtifs et répétés que Jaïfe jetait à Seke accentuaient son allure d’enfant effrayé, sa maigreur, sa fragilité apparente.

« La Chute sans fin, dit Eyland Volgen.

— Pas trop tôt ! » grogna Yorgâl.

Ils traversaient une passerelle d’où ils distinguaient le toit arrondi et clair d’une construction, ainsi que, quelques mètres plus bas, les chapiteaux anguleux d’énormes colonnes. Aucun autre édifice à la ronde, aucun escalier, aucune voie d’accès. La rumeur des niveaux supérieurs se désagrégeait en plainte sourde. Les flammes des vasques et les minosoles, qui brillaient des deux côtés de la faille comme des étoiles de forte magnitude, ne parvenaient pas à pénétrer l’océan de ténèbres où baignait le bâtiment.

La passerelle donnait une trentaine de pas plus loin sur une esplanade jonchée de rochers torturés. « Un cul-de-sac, souffla Jaïfe.

— Reste plus qu’à sauter dans le vide, ricana Yorgäl. Ça fait partie du jeu ! »